Réflexions post-Cannes : les frères Coen et la géographie


Cannes vient de s’achever. A la question de savoir par quel prodige une petite ville du Sud de la France est devenue l’un des centres du monde du septième art, on trouvera un début de réponse ici et . Profitons de l’occasion pour en formuler une plus vaste : quels rapports entretiennent le cinéma et la géographie ? Le binôme présidentiel cannois composé de Joel et Ethan Coen, dans deux interviews publiées dans Le Monde et Libération, propose quelques pistes.

Du réel à la bobine… et l’inverse

Sur la carte du monde d’un cinéphile endurci, avant même Cannes et Hollywood, pourraient bien figurer les déserts de l’Utah, avec au loin la silhouette de John Wayne, Manhattan parcouru par Woody Allen, le métro parisien réunissant Zazie, Alain Delon et Christophe Lambert, ou encore l’escalier monumental d’Odessa – à moins qu’il ne s’agisse des marches de la gare de Chicago – dévalé par une poussette. Joel Coen ne s’y trompe pas en faisant du cadre géographique le moteur de l’écriture. Le lieu stimule l’inspiration, oriente le récit, donne son caractère au film : « La géographie […] est ce qui commence à faire circuler l’énergie, ce qui stimule l’imagination ». Son frère va plus loin en suggérant, à propos d’un projet de film se passant sur la Côte d’Azur, qu’il mettrait logiquement – inévitablement ? – en scène un monte-en-l’air, comme si la région avait été figée par La Main au collet et La Panthère rose et ne pouvait plus accueillir que des cambrioleurs en voulant aux bijoux – et aux charmes – de belles héritières.

Au point que les géographes, empêtrés dans l’opposition binaire entre réel et représentation, buttent sur la difficulté de distinguer les espaces recensés dans les atlas et leurs doubles cinématographiques, tant ceux-ci participent – de plus en plus ? – à façonner ceux-là. L’enjeu ne tient pas seulement au fait que des lieux se voient dotés par la pellicule d’une réalité nouvelle aux yeux des spectateurs, comme l’île thaïlandaise de Ko Tapu, devenue la « James Bond Island ». Bien plus, la multiplication et la distribution mondiale des films génère un monde filmique qui finit par se suffire à lui-même à force d’autoréférences. C’est la Monument Valley, figure incontournable de la conquête de l’Ouest et, à ce titre, filmée sous toutes les coutures depuis des décennies, alors qu’il ne s’y est à peu près rien passé de notable. C’est l’anecdote, rapportée par un repéreur de lieux de tournages new yorkais, du réalisateur connaissant telle rue ou tel quartier à travers les images de ses collègues, et finissant par reprocher à un lieu de ne pas ressembler suffisamment à lui-même : on mesure la force des images animées, leur effet de réel, et la richesse des interactions entre géographie et cinéma.

Le cinéma, symptôme de la bonne santé de la géographie

Sur sa carte, le cinéphile-cartographe indiquera aussi quelques hauts lieux de la production et de la diffusion, fabriquant une géographie de l’industrie cinématographique. Celle-ci a attiré l’attention des géographes occupés, comme Allen J. Scott, à traquer les logiques spatiales de l’économie de la culture, tête de pont du capitalisme postfordiste.

La mondialisation fait craindre – ou espérer – la disparition de la géographie derrière l’uniformisation culturelle de la planète et l’annulation de la distance par les télécommunications. Mais on doit constater, en particulier dans le domaine de la culture, que la géographie se porte on ne peut mieux. À tel point que, rappelle Ethan, « Quand on grandit dans le Midwest, on sait vaguement qu’il existe quelque chose qu’on appelle le Festival de Cannes ». Loin des yeux…

Aujourd’hui, même si Hollywood délocalise une partie de sa production au Canada et en Europe centrale, même si quelques réalisateurs comme Abel Ferrara tentent de contourner les circuits de distribution habituels grâce au Web, la concentration spatiale demeure la règle, favorisant les externalités positives ou « économies d’agglomération » : sous-traitants, financeurs, main-d’œuvre ultraspécialisée, etc. gagnent tous à se trouver à proximité les uns des autres. À l’extrême, on obtient Hollywood et Bollywood, mais aussi, dans une moindre mesure, New York, Paris, Lagos…

Tous ces protagonistes ont également intérêt à se retrouver régulièrement dans des festivals, de plus en plus nombreux, vitrines d’une production alternative aux blockbusters hollywoodiens. La compétition fait parler des films – c’est le sens du titre de l’interview du Monde – et, a fortiori, ses prix permettent une exposition autrement impensable, expliquant le succès de Barton Fink – même – aux États-Unis : pour Ethan, « l’effet [de la palme d’or, en 1991] a été vraiment important, a donné un écho à ce film a priori peu adapté au marché de masse américain ». De plus, sous cette partie émergée de l’iceberg festivalier, se jouent d’innombrables interactions entre divers acteurs de la profession, des terrasses de la Croisette au Marché du film – où les frère Coen ont présenté, en 1984, leur premier long métrage : Sang pour sang –, en passant par les Rencontres nationales art et essai.

Ce qui rend finalement l’espace – un peu plus – transparent, c’est la célébrité : quand on s’appelle Coen, plus besoin de s’infliger Hollywood au quotidien pour espérer travailler avec les acteurs les plus prisés du moment. « Maintenant que nous sommes connus, explique Ethan, ce n’est pas parce qu’un acteur ne nous aura pas vus à une fête à Hollywood qu’il nous répondra non. » Sinon, la proximité, favorable aux interactions régulières et imprévues, reste le maître mot à tous les niveaux de la chaîne de production.

Et la micro-géographie dans tout ça ?

Voilà pour une géographie classique du cinéma, qui gagnerait également à dresser la carte du monde de la production, de la fréquentation des salles, de la survie des salles art et essai et, à l’heure du multiplex et des popcorns triomphants, des initiatives d’exploitants contraints de déployer des trésors d’imagination pour survivre.

Reste pourtant, invisible sur un planisphère, délaissée par les géographes, une échelle, et pas la moindre, à explorer : celle du visionnage du film. La salle de cinéma, bien sûr, au cœur de l’expérience cinématographique pour André Gardies, est un espace avec ces centralités et ses périphéries, et sur lequel chaque spectateur projette ses propres représentations de ce que c’est que voir un film. Ainsi, contrairement aux amateurs de sensations fortes qui s’installent fébrilement au premier rang face à un écran géant pour y vibrer – littéralement – devant Star Wars ou Mad Max, Joel Coen fuit vers l’arrière de la salle : « Je préfère carrément ne pas voir un film plutôt que me retrouver dans les premiers rangs ». Gageons qu’un tas d’autres motivations poussent les uns à s’asseoir près de la sortie, les autres aussi loin que possible du reste des spectateurs, à un, à deux ou à plus.

Le cinéma illustre bien les voies que la géographie rechigne – certes de moins en moins – à explorer : les micro-échelles. C’est un vaste programme qui se dessine car, si la salle offre un objet d’étude passionnant, elle est aujourd’hui bien loin de constituer la seule modalité de visionnage d’un film : du téléphone portable au vidéoprojecteur, en passant par le siège d’un avion, voir un film recouvre de plus en plus de situations, parfois radicalement opposées car elles permettent des interactions très variables avec l’œuvre. Au point de faire hurler – pas forcément à tort – les puristes. Ainsi, pour Joel, visiblement le plus ronchon des Coen, « Regarder un film dans un avion est généralement une expérience déprimante. On ne voit ni n’entend correctement ».

Et, alors que les séries rendent la critique « légitime » de plus en plus hystérique, les deux frères disent tout leur mépris pour la télévision et Joel insiste : « Nous avons tendance à aimer quelque chose qui se fait de plus en plus rare : le film de quatre-vingt-dix à cent vingt minutes, qu’on peut projeter dans une salle. » Alors, esthètes intransigeants ou vieux réacs, les frères Coen ? Question – notamment – géographique.

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