La remarquable enquête d’Ariane Chemin sur les « Six vies de Michel Houellebecq » dans Le Monde (1) pose une question qui nous taraudait, il y a quelques années, avec le regretté Pierre Gentelle. Plutôt que d’entendre les géographes issus de nos diverses communautés se dézinguer les uns les autres, souvent avec une grande violence, témoignant de l’âpreté de la tâche pour obtenir un poste, mais aussi de conflits inhérents à tout collectif humain, nous avions pensé faire un papier pour donner une idée du caractère puéril de ces conflits de personnes, surtout lorsqu’ils touchaient des questions scientifiques.
Certes, on avait bien suivi la leçon infligée par Yves Lacoste à Roger Brunet à propos des chorèmes, qui posait une question de fond ramenée, hélas, à un conflit de mandarins . On se méfiait aussi de la langue fourchue de certain(e)s collègues qui jetaient des flammes à ceux dont ils estimaient qu’ils leur faisait de l’ombre. On décryptait la revanche de tel comité de sélection qui parvenait, par le jeu des votants extérieurs, à imposer un(e) candidat(e) qui n’était pas celui (ou celle) de la maison. On se transmettait bien, dans les cafés de Saint-Dié ou d’ailleurs, les commentaires vachards sur telle université, telle école « énormément plus normale que supérieure » selon Péguy, lui-même ancien élève de la rue d’Ulm, tel rang à l’agrégation figurant dans des CV publics, telles félicitations de thèse accordées « à l’unanimité » par des jurys complaisants. On se moquait bien de telle mésaventure arrivée à telle publication, telle collection, chez tel éditeur dont la cote n’était pas toujours conforme à ce qu’on attend d’un scientifique. On arrivait bien à se lasser de tout cela, ces rosseries peu élégantes qu’on mettrait au débit de tel (ou telle). Mais on n’avait jamais lu ce que Houellebecq savait manier, le name dropping, brouillage entre fiction et réalité, clonage des individus « en modifiant les gènes mais en gardant souvent leur vrai patronyme : exactement l’inverse des romans à clé » selon Ariane Chemin.
Certains livres autobiographiques d’Armand Frémont ou de Jacques Lévy, de Paul Claval ou de Jean-François Troin, les testaments de Jean-Pierre Allix ou de Pierre George, voire certains passages des livres de Michel Lussault donnent bien à voir les positions des auteurs par rapport à tel courant et confinent gentiment à l’égogéographie. Tout cela est de bon aloi. Chacun reste dans les clous imposés par la civilité. On attendra les mémoires de Xavier de Planhol dont la publication est différée post mortem par l’auteur qui les juge trop sanglantes. Mais qui sait si nous ne vivrons pas, vue l’excellente santé du marquis du Nivernais, la mésaventure d’André-François Raffray, notaire malheureux ayant acheté en viager la demeure de Jeanne Calment, morte deux ans près lui à l’âge de 122 ans ?
Pourtant, Raphaël Sorin note que « citer les gens, c’est comme pour les lieux et les marques, cela fait partie de la doctrine littéraire » de Michel Houellebecq. Certes, il n’y a pas de géographe qui ait atteint la notoriété d’un Jean-Pierre Pernaut pourtant géographe de la France profonde. Mais l’émission C dans l’air en désigne quelques uns qui commencent à passer et repasser, risquant gros leur tête sur le billot de Houellebecq. On peut prendre le parti de l’écrivain pour penser que houellebecquiser quelqu’un, c’est parfois honorer. Comme Ariane Chemin le montre à propos du journaliste David Pujadas ou de l’éditorialiste Pierre-Antoine Delhommais déguisé en professeur islamiste de Paris-III dans Soumission. Qu’adviendra-t-il de collègues de Paris-I ou de Paris-IV, voire du président du Conseil des programmes qui jugeait récemment sa tâche exaltante, dans le prochain roman ?
La leçon la plus courante d’une houellebecquisation est qu’elle tiendrait d’un règlement de comptes. Marc-Olivier Fogiel a été « éviscéré » (1), Karl Lagerfeld traité élégamment de « patate », François Bayrou littéralement éreinté. La mort des uns est un signe de tendresse, la plongée dans l’alcoolisme une juste punition pour Patrick Le Lay. Ces jugements ne sont que des gentillesses à côté des insultes dans l’entre-deux guerres, pour Bruno Viard, spécialiste de littérature à Aix-Marseille : « J’ai entendu Houellebecq dire un jour qu’il écrivait comme s’il était déjà mort, en se fichant de ce que Untel ou Untel peut penser de ses propos. » Même si, précise Ariane Chemin, selon l’avocat Emmanuel Pierrat, qui a beaucoup travaillé avec lui, Houellebecq ne se moque pas en tout cas des batailles judiciaires qu’il pourrait perdre : « Chaque fois qu’il cingle quelqu’un, il trouve un compliment en contrepoids pour le désarçonner. C’est vrai des idées, des religions, des personnes, mais c’est une précaution juridique autant qu’un procédé littéraire ».
Reste que tous les géographes ne méritent pas l’anonymat dans lequel ils coulent des jours heureux à l’abri de l’Histoire. On veut bien croire qu’une retraite au bord de la Loire pour R.* et J.-F.*, sous les pommiers de Normandie pour A.*, dans les champs de blé de la Sarthe chez J.-P.* ou les calcaires aveuglants des Corbières pour P.-Y.* voire au bord du Saint-Laurent chez L.* valent tous les honneurs d’une houellebecquisation. Pour vivre heureux, faut-il vivre caché ? Se replier dans une bergerie lozérienne comme L.*, sur une île aux Açores comme L.* ou dans un mas provençal pour P*, tout cela n’encouragerait-il pas les jeunes générations à une vie plan-plan alors qu’ils peinent tant à gagner leur pain désormais que l’euro a mangé les marges du franc et l’édredon de l’inflation ? Ne faudrait-il pas raconter que les plus âpres au gain connus pour leur radinerie (avoir laissé les collègues payer à leur place) ont pu atteindre des niveaux de richesse à faire pâlir tous les pères Goriot fonctionnaires d’Etat ? Inviter quelques happy fews sur une terrasse dans un quartier huppé de la capitale après avoir accroché in extremis avant la retraite un prestigieux hochet universitaire, leur donner à voir sa (certes, petite) collection des toiles de seconde main, mais imitant correctement quelques maîtres du Nord et cacher au garage, comme un enfant, une voiture de course gagnée à la sueur d’ingrats chapitres de manuels scolaires dus en partie à des auteurs sévèrement rançonnés, qui ne serait pas d’accord qu’une telle réussite matérielle mériterait un coup de projecteur destiné à encourager les plus ambitieux entrepreneurs de la géographie ? Notre discipline aurait donc pu rendre riche ceux qui ont « porté le fardeau de la géographie scolaire » selon l’expression du courageux Michel Lussault ? Voilà qui déplairait fortement aux professeurs de droit et de médecine connus pour leurs émoluments somptueux, leur fastueux train de vie et leur condescendance vis-à-vis des littéraires.
Une des solutions serait qu’une direction scientifique un peu déjantée du Festival de géographie de Saint-Dié osât inviter Michel Houellebecq. Quelle lame de rasoir choisirait l’écrivain dont on sait qu’il fut formé dans une école d’agronomie ? Il lirait dans une cathédrale prise d’assaut quelques passages de La carte et le territoire (2). On y entendrait un éloge de la carte Michelin qui s’inviterait au jury de l’agrégation comme Courbet le fut dans de surprenants sujets sur le calcaire. Il pourrait morigéner les spécialistes du tourisme qui n’avaient pas anticipé le raz-de-marée des Chinois encouragés par Laurent Fabius. Et on le verrait planter sur le fac-similé de la carte de 1507 de Martin Waldseemüller son regard d’aigle avant de tremper sa plume dans l’acide. En attendant ces jours glorieux, la corporation se contentera d’avoir eu sa discipline houellebecquisée dans un livre distingué par le Goncourt, tout comme elle fut consacrée dans la Pléiade du vivant de Julien Gracq. Les historiens et les professeurs de lettres ne peuvent pas en dire autant… Merci, Michel, mais s’il-vous-plaît, encore un tout petit effort !
________
(1) « Etre houellebecquisé ou ne pas l’être », Le Monde, 22 août 2015
(2) Geographica.net a déjà publié sur Houellebecq une critique de Soumission.
Source de l’image en haut de la page.